Le
naufrage du Terre-neuvas "LA BRETAGNE"
en
novembre 1918
communiqué par Michel LEMOIGNE
D’après le récit de Monsieur François CAHUE, survivant cancalais de ce drame
Voir aussi le numéro 24 des « Cahiers de la vie à Cancale »
« La campagne de pêche de La Bretagne avait mal commencé puisque presque au début de celle-ci, nous avions dû relâcher à Saint-Pierre déposer le corps d'Octave DELEPINE, maître de pêche à bord et gendre de notre armateur Mr.Louis GIRARD père, qui était mort d'une d'appendicite avant que nous ayons pu atteindre SAINT-PIERRE & MIQUELON .Aussi après avoir débanqué et avant de faire route pour la France, avions nous projeté d'aller rechercher son corps, mais SAINT-PIERRE était consigné et nous n'avons pu remplir ce triste devoir.
Cependant, la pêche avait été bonne, puisque nous revenions avec 5.000 quintaux, sous le commandement du capitaine François BEAUSIRE.
Nous étions partis des lieux de pêche vers le 20 octobre, en un convoi formé d'une douzaine de voiliers dont le CARIOCA escortés par des voiliers armés dont le DIXMUDE, le BARLEU tous les voiliers étant armés de deux pièces de 47.
Par la suite, le convoi se disloqua certains voiliers étant trop lents pour pouvoir suivre, et également à la suite de coups de temps. Malgré tout, nous avions presque toujours navigué de conserve avec le CARIOCA, commandé par Jean RAQUIDEL de CANCALE, avec Maximilien LOUVET comme maître de pêche et mon cousin Jean CAHUE comme canonnier, tous CANCALAIS. Cependant pour qu'il puisse nous suivre nous devions souvent amener le perroquet.
Ce jour là, le CARIOCA était devant nous ayant fait toile le matin avant nous. J'étais à raccommoder une voile sur le roof quand le matelot François PARIS, monté dans la mature aperçut, au vent à nous, de l'écume sur la mer. C'était le sous-marin qui faisait surface. Dix minutes environ après, un coup de canon nous intimait l'ordre de stopper.
A ce moment, nous étions à environ cinq cents milles de OUESSANT, il faisait beau temps et nous marchions bien.
Le Capitaine fit appeler les deux canonniers à leurs pièces et au lieu de stopper, il donna l'ordre de faire vent arrière pour que les 2 pièces de canon puissent prendre le sous-marin par le travers et fit hisser le pavillon français en tête de mat.
Voyant cette manoeuvre, le sous-marin redoubla son tir . Il avait deux pièces de 100.
Aussitôt, le Capitaine rassembla les principaux de l'équipage pour leur demander leur avis. Celui-ci fût qu'il était impossible d'engager le combat avec quelque chance de succès, contre une pareille unité.
Le pavillon fût donc mis en berne et nous mimes le navire vent dessus pour débarquer les doris dont le matériel de sauvetage et de signalisation, l'eau et les vivres se trouvaient sur le roof au pied du mât d'artimon, prêts à être mis dans chaque embarcation, dans l'éventualité d'une évacuation.
Lorsque nous mîmes les doris à la mer, il y en avait sept à bord, pour évacuer les vingt huit hommes formant l'équipage, le sous marin tirait toujours.
Je m'éloignais le premier du bord et ce n'est que lorsqu'il vit toutes les embarcations assez éloignées du bord que le Capitaine du sous-marin qui avait quitté son bord dans une embarcation montée par deux hommes, accosta le dernier doris monté par notre capitaine, le second Joseph FOUCHE et dont le saleur du bord était le beau frère et de deux autres marins dont je ne me rappelle plus les noms.
Le Capitaine du sous-marin fit remonter notre Capitaine à bord de La Bretagne et se fit remettre des vivres dont le cochon et une poule que nous comptions manger durant la traversée de retour, ainsi que de la morue de notre cargaison et des vivres de notre cambuse.
Puis, après avoir fait placer deux bombes à bord de notre voilier, par ses marins, nous vîmes l'embarcation regagner son bord et le sous-marin s'éloigner.
C’est, dans la journée avant la nuit, que nous vîmes notre pauvre voilier exploser.
Le soir même, nous eûmes une forte brise de nord est et vers minuit, il était impossible de faire route. Je mis en cape avec ma voile en travers, mais vers 1 heure du matin, les bras de ma voile écourtèrent et avec l'orin, je redoublais ma voile et remis en cape.
Durant cette première nuit, sur les sept embarcations qui étaient parties de La Bretagne, deux chavirèrent. Sur les huit hommes qui les montaient, sept se noyèrent, dont un nommé LANGLOIS et le huitième marin, ne dût son salut que parcequ' il put s'agripper sur la sole de son doris retourné et fût sauvé par Henri CAHUE qui se trouvait dans un doris qui les suivait.
Je passais ainsi quatre nuits et cinq jours dans mon doris avec LEFEBVRE de GRANVILLE, (blessé à la tête au cours de la guerre) un mousse de PLOUHA et Alfred LECAT de CANCALE, sans avoir trop souffert, car c'est au soir de cette cinquième journée, après avoir parcouru environ deux cents milles, que j'aperçus un feu.
Aussitôt, je mis le cap dessus en brûlant mon feu de Bengale sur un biscuit qui me restait. A ce moment, j'avais encore sur mon doris le petit tape-cul que j'avais pu faire dans ma voile.
Fort heureusement, le torpilleur ORPHEU (je ne me rappelle plus l'orthographe exact de ce nom) nous aperçut. Il était l'un des quatre torpilleurs qui protégeaient un convoi de cargos anglais chargés de viande congelée à destination de l'Angleterre.
Il fit donc route sur nous et vint nous accoster. Je me rappelle qu'il remplit d'eau notre doris et faillit nous faire couler, car il marchait assez vite et pour nous alléger rapidement je dus lancer vivement mon baril de galère à la mer.
Enfin, le commandant nous fit monter à son bord. Dans ce transbordement, le mousse tomba à l'eau, mais je pus heureusement le repêcher.
Rendus à bord du torpilleur, nous fûmes restaurés et habillé , le mousse fut habillé en second maître, puis je fus appelé par le commandant qui me demanda des renseignements et auquel je racontais notre odyssée.
A bord de ce navire, il y avait un timonier qui parlait parfaitement le français, ce qui facilita grandement les choses et permit de sauver, dans la nuit, deux autres doris, avec leur équipage au complet, c'est à dire douze hommes sur seize hommes en tout en comptant mon doris qui furent recueillis par ce navire.
Nous rejoignîmes le convoi faisant route sur l'Angleterre et nous débarquâmes à FALMOUTH après avoir été très bien soignés et réconfortés à bord du torpilleur anglais. Là, le consul français voulait nous faire rentrer rapidement en France, mais nous dûmes attendre quelques jours avant de rejoindre Le Havre car il était impossible de passer à cause des mines .
Le septième doris qui était monté par le maître d'équipage François LEROUX, Yves LEFEUVRE (*), canonnier, Henri (ou Jean-Marie) DEVRAN de CANCALE et un autre marin dont je ne rappelle plus le nom, n'avait pas eu notre chance, car il continua sa route sur la France dont il atteignit presque les cotes par ses propres moyens. Il fût en effet sauvé avec tout son équipage, mais après onze jours de traversée, faites par un temps épouvantable de noroît, n'ayant plus ni vivres, ni eau, chaque homme ayant dû boire son urine. Aussi, tous étaient dans un état lamentable, brisés de fatigue et de privations, les pieds et les mains gelées aussi bien qu' Yves LEFEUVRE en mourut quinze jours après. Le sauvetage de ce doris eut lieu à l'entrée de BAYONNE par un chalutier armé.
Ce tragique naufrage de la Bretagne fit donc huit morts.
Désiré NEVEU, sauvé sur la sole de son doris, avait eu si peur, qu'il renonça définitivement à la navigation.
Notre capitaine François BEAUSIRE qui avait été décoré de la Croix de Guerre, est mort, il y a peu de temps à CANCALE.
Quant au CARIOCA, qui n'avait pas été inquiété par le sous-marin, il avait mis deux jours et demi après notre naufrage pour rejoindre BELLE ISLE et ceci démontre le temps épouvantable que nous avions pu avoir dans les doris. »
(*) de Binic
François CAHUE
Vous trouverez dans le numéro 24 des « Cahiers de la vie à Cancale », page 40 un article sur ce naufrage et la liste des membres de l'équipage du "Bretagne"