Une Cancalaise, exécuteur du Roy

      Sous le titre « Une jeune Aventurière Cancalaise », René RICHELOT avait exhumé en 1934 un manuscrit du XVIIIe rédigé par le Père Jean-Baptiste Richard (1739-1770), religieux au couvent de la Guillotière de Lyon. Ce texte décrit le parcours peu banal d’une cancalaise dont nous retrouvons la trace dans les registres paroissiaux de Cancale.

Marguerite Julienne Lepetou, fille Guillaume, sieur de la Chesnais et de Marguerite Girard, ses père et mère, née le second d'aoust an présent (1720), fut baptisée le mesme jour par Messire Gilles Duchesne, prêtre  Parain, Francois Le Conte , Marainne, Julliene Girard, en présence des soussignans : Francois Le Conte   Duchesne, prêtre   Jullienne Girard

Et à la page suivante du registre l’acte de sépulture de sa mère dont le décès prématuré explique sans doute le destin de la jeune fille.

Marguerite Girard agée d'environ vingt six ans, après avoir reçu les saints sacrements mourut le onzième aoust an présent (1720) et fut inhumée le douze dans l'Eglise de cette paroisse en présence des soussignans :   Duchesne prêtre

UNE HISTOIRE REMARQUABLE

par le père Jean-Baptiste RICHARD

        Une jeune fille nommée Marguerite Julienne Lepetou, née à Cancale en dix sept cent vingt ou vingt-un, ville de France, dans la haute Bretagne, au bord de la mer avec une rade, à trois lieues de Saint-Malo, et dont le père étoit capitaine d'un vaisseau marchand, qui avoit des possessions en Amérique, ayant été maltraitée par sa belle-mère, sortit de la maison paternelle, et pour déguiser son sexe, elle prit les habits de son frère, et sous cet habillement, s'étant éloignée de sa patrie, elle se présenta à un curé en qualité de servant de messes.

Le curé la reçut sous ce déguisement et sous le nom d'Henri, qu'elle avoit adopté, et après l'avoir servi pendant quelques années, elle s'engagea dans les troupes de France, et y servit. Elle en déserta et fut servir dans les troupes de Marie-Thérèse d'Autriche, impératrice, reine de Hongrie et de Bohème ; d'où ayant encore déserté avec douze francois qui, voulant retourner en France, furent à Strasbourg, sur la parole du gouverneur. Les douze françois furent incorporés dans des régimens; mais, elle, étant d'une petite taille, on lui permit de se retirer dans son pays. Elle n'avoit alors pour tout bien que six liards.

En sortant de Strasbourg, elle acheta pour deux liards de pommes, et s'étant assise auprès des portes de la ditte ville, pour les manger, il passa auprès d'elle une espèce de monsieur, bien habillé, qui lui demanda si elle vouloit le servir. Elle y consentit. Il la conduisit chez lui, sans qu'elle sçut ce qu'il étoit : mais, après quinze jours de résidence, elle s'apperçut qu'il étoit l'exécuteur de Strasbourg. Cette connoissance ne l'obligea point à chercher un autre maître ; elle prit goût pour le noble emploi de celui-ci, et après avoir demeuré quelque tems avec lui, elle apprit que dans le Languedoc on pourroit avoir besoin de son ministère. Elle partit pour s'y rendre, et arriva à Montpellier, où elle servit de second à l'exécuteur qui y étoit établi ; mais, comme elle étoit fort habile dans l'art d'expédier les gens pour l'autre monde, elle voulut être mâitre. Elle sçut qu'à Lyon il n'y avoit point d'exécuteur : elle partit de Montpellier pour s'y rendre, et, dans la route, elle rencontra uni soldat qui avoit débauché une fille du comtat d’Avignon : elle fit connoissance avec elle, elle  lui découvrit son dessein et lui dit qu'elle passeroit pour sa femme. Elles partirent ensemble pour Lyon, et abandonnèrent le soldat. Etant arrivée à Lyon, elle fut acceptée pour exécuteur, sous le nom d'Henri, et conduite avec les cérémonies ordinaires, c'est-à-dire avec deux cavaliers de la maréchaussée de Lyon, aux fauxbourg de la Gulllottière, dans lal maison sise auprès de l'église de la Magdelaine, destinée pour ceux qui sont élevés au dit emploi. Le dit fauxbourg, dont j'ai relevé la gloire dans le premier volume de mes mémoires, page 440, peut se glorifier d'avoir eû un avantage des plus singuliers, ayant été le premier de tous les pays du monde qui ait eû, dans son enceinte, une fille pour exécuteur sous un sexe. déguisé.

Mais, voyons à présent le dénouement de cette histoire. Le sexe de cet exécuteur femelle fut reconnu sur la fort du mois de janvier dix sept cent quarante neuf, par sa servante qui, en le couchant, reconnut son sexe et en fit le rapport a monsieur Richard, procureur d'office au fauxbourg de la Guillottière, qui en donna avis à monsieur de Quinsson, procureur du Roi, qui la fit conduire aux prisons de la ville de Lyon, après avoir été visitée, et où elle demeura trois mois sous le nom d'Henriette, à la fin desquels elle s'y maria avec un laquais de monsieur de Rochebaron, commandant pour le Roi dans la ditte ville de Lyon ; ce laquais étoit né dans la principauté de Dombes (3).

Ce fut monsieur de la Forest, custode de la parroisse de Sainte-Croix, qui les maria dans la prison, ditte de Roanne, après avoir fait toutes les informations requises à ce sujet. Elle avoit exercé à Lyon pendant vingt-sept mois l'office d’exécuteur, sous l'habit d'homme et le nom d'Henri, y ayant pendu, rompu, foüetté et marqué plusieurs criminels.

Elle exécutoit avec plaisir les personnes de son sexe, mais avec beaucoup de peines (sic) celles qui ne l'étoient pas. Après son mariage, elle sortit des prisons sous le nom d'Henriette, et elle partit pour son pays avec son mari. Un sujet du roi d'Espagne, né en Catalogne, fut mis en sa place et prit possession de ce tragique emploi, le six février dix sept cent quarante neuf, et il en est encore à présent paisible possesseur.

Le détail de cette histoire a été tiré de l'aveu de la même Henriette qui en a fait le rapport à l'auteur des présents mémoires, lorsqu'elle étoit dans les prisons de Lyon. On peut voir sur les registres de la parroisse de Sainte-Croix, les noms de famille des dits mariés. Cette aventure est d'autant plus singulière qu'elle paroît unique en son espèce.

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Extrait des "Mémoires historiques sur différens sujets tirés de l'histoire prophane, par le Père Jean-Baptiste Dichard de Lyon, Religieux du Tiers-Ordre St-François de la province de St-Loüis Roy, ditte de Lyon"

 

René RICHELOT nous fait remarqué qu’il nous reste à trouver l'acte de remariage de son père et la date où Marguerite, fort jeune sans doute, quitta la maison paternelle.

Nous trouvons l'acte de baptême de ce frère aîné dont elle emprunta les habits pour fuir Cancale. Il est prénommé François et est né le 8 octobre 1717.

Elle porta donc le costume masculin depuis son départ de Cancale jusqu'à son arrestation, à Lyon, fin janvier 1749. Elle avait alors vingt-huit ans et demi. Elle ne sortit de prison qu'après son mariage avec Noël Roche, qui eut lieu, seulement, le 26 novembre 1749 dans la chapelle de cette prison de Roanne, à Lyon. Sa captivité avait donc duré dix mois, et non un trimestre, comme l'indique le narrateur.

Noël Roche « domestique à Lyon » était né le 26 janvier 1721, à Monthieux (Ain) (correction apportée par René RICHELOT). Les parents de Marguerite étaient alors décédés, comme on peut le lire dans l’acte de mariage :

  • Marguerite Julliene Le paitour , fille de deffunt Guillaume Le paitour et de deffunte Marguerite Girard, habitans de la ville et paroisse de Cancale, Evésché de Saint-Malo en Bretagne, ladite Lepaitour majeure, suivant son extrait de baptistaire, du deux aoust mil sept cent vingt, délivré, le six février de la présente année, par le sieur Mathurin, prestre, curé de ladite paroisse de Cancale, exhibé, certifié véritable, et retiré par ladite Le paitour ...
  • Les registres paroissiaux de Cancale témoignent du retour de notre cancalaise au pays puisqu’ils nous apprennent la naissance de sa fille :

    Marguerite Marie Jacquemine Roche, fille légitime de Noël et de Marguerite Paitout, née le 14 septembre 1750, fut baptisée le lendemain dans cette église par Messire Josselin, curé, Parrain Jacques Gourdel, sieur de la Pintelaye,  Marraine, Marie Coeuret

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    *  Notez pour des recherches futures  que son patronyme est, comme souvent à cette époque, diversement orthographié : Lepetou , Le Petour, Lepaitour, Le Pestour , Paistour

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