Si la plupart de mes ancêtres étaient des
marins, et le plus souvent des
terre-neuvas, je n'ai pu en connaître
aucun. Le dernier d'entre eux, mon
grand-père paternel,
Adolphe TROTIN , a disparu en mer en
1908. Mon père, lui même, né en 1900, n'en
avait guère de souvenirs. Il m'a raconté
pourtant la dernière tournée de
recrutement où il l'avait suivi, faisant
du porte à porte à "la Houle" auprès
des marins susceptibles de composer son
équipage. Mon père se souvenait de
l'insistance de mon grand-père auprès que
l'un d'eux qui jusqu'au bout avait refusé
énergiquement de le suivre. Un jour,
c'était dans les années 50, il me l'a
désigné sur le port. Il avait échappé à
ce dernier et fatal embarquement. Il se
promenait là, sur la Banche, comme aurait
pu le faire ce grand-père que je ne
connaîtrais jamais.
Pourtant la vie de ce grand-père Adolphe
aurait pu être encore bien plus courte. Le
9 octobre 1873, il n'avait alors que trois
ans et demi, la mer aurait déjà pu le
prendre. Ce jour là, en jouant au bord
d'un quai de la Houle, il était tombé à
l'eau et la mer qui baissait l'emportait
déjà quand un jeune matelot de 19 ans,
Charles Henry DELEPINE, a réussi à le
ramener au sec.
C'est par René Convenant que j'ai pu avoir
les renseignements les plus précis sur mon
grand-père. C'était notre voisin à
Cancale. Au milieu des années 80, j'ai eu
l'occasion de bavarder quelques fois avec
lui et un jour il m'a montré les grands
cahiers où il consignait tous ses
souvenirs de marin. Vers 1922, il avait 15
ans, il s'était embarqué comme mousse sur
les voiliers des bancs. Qui de cette
époque, avec cette expérience, pouvait
encore être capable de fournir à la
postérité un témoignage d'une telle
qualité ? Un seul coup d'œil sur ces
cahiers m'a convaincu de l'impérieuse
nécessité de publier cela. Je savais qu'un
libraire de Saint-Malo avait une petite
maison d'édition spécialisée dans ce genre
de littérature : "L'ancre de marine" et
j'ai proposé à René Convenant de lui en
parler. Sur le moment, je n'ai guère senti
d'enthousiasme ni chez l'un ni chez
l'autre et j'ai bien cru que la chose ne
se ferait pas. Pourtant en 1988 le livre
est sorti de l'imprimerie Keltia de Spézet
sous le titre
"Galériens des brumes".
C'est dans ce livre que j'ai retrouvé un
passage sur mon grand-père.
Dans notre petit port, qui armait les
trois-mâts de la grande pêche mais aussi
les bisquines et les maquereautiers, les
naufrages et les accidents de mer
étaient monnaie courante.
Ce soir-là, à la veillée nous évoquions
le naufrage de "La Marseillaise",
goélette à huniers de Saint-Malo, qui
appartenait à la société Legasse du même
port. Deux cancalais, le capitaine Horel
et le patron de pêche Adolphe Trotin,
commandaient ce navire, qui devait
partir pour les bancs dans les premiers
jours de mars.
Au jour prévu pour le départ, la mère du
père du patron de pêche venait à mourir.
Adolphe Trotin demanda et obtint que ce
départ soit retardé de deux jours.
L'enterrement passé, "La Marseillaise"
quitta le port. C'était le 10 mars
(1908).
Pour avoir des nouvelles du voilier, il
fallait bien sûr attendre que le navire
fût sur les bancs, qu'il eût été visité
par le bateau des "Oeuvres de mer" où
qu'il eût rallié SAINT-PIERRE et
Miquelon pour livrer une première pêche.
Jamais " La Marseillaise" ne fût
signalée par quiconque, il fallut donc
la considérer comme perdue corps et
biens.
Où, à quelle époque le navire avait-il
disparu ? Personne ne pu jamais répondre
à cette question. La goélette comptait
vingt trois hommes d'équipage, et le
patron de pêche était père de six
enfants en bas âge. Dans l'église de
Cancale, est une immense plaque
commémorative qui porte les noms des
"péris en mer". Cette longue liste est
le martyrologe des marins de chez nous,
qui payèrent un si lourd tribu à la mer
insatiable.